«Tu passes derrière, là. Puis t’enchaînes ici. Ça c’est les sauts, on remonte là-bas, ce passage-là. Après je fais demi-tour, cavalier. Et hop hop, précision.» Yann Hnautra donne ses instructions dans son jargon. Le plan semble convenir à Mehdi, 20 ans, son élève. Celui-ci s’élance immédiatement à la poursuite du Yamakasi, parti pleine balle vers le premier muret. Les deux hommes serpentent entre les briques rouges. Leur terrain de jeu : le parvis de la cathédrale contemporaine d’Évry, au sud de Paris.
L’un après l’autre, ils se ruent vers le premier muret. Se retrouvent sur la partie supérieure de la place. Et continuent de courir. Les obstacles sont avalés d’un bond. Chaque rambarde est l’occasion d’un mouvement de mains parfaitement maîtrisé. Trente secondes, quelques sauts, une dizaine d’appuis, deux acrobaties plus tard, les voilà revenus à leur point de départ. En sueur et essoufflés.
À Évry, Yann, 43 ans, est dans son royaume. Avec sa bande, ils ont créé l’art du déplacement (ADD) dans cette ville, ainsi qu’à Lisses et à Sarcelles, en banlieue parisienne. Deux autres disciplines, le parkour (PK) et le freerun (FR), sont nées au même endroit entre la fin des années 1980 et le début des années 2000. Toutes sont issues de la même pratique d’origine :
le «parcours».
Il s’agit d’un entraînement physique et mental, inspiré du «parcours du
combattant», des arts martiaux et de l’escalade. L’idée : inciter l’individu à analyser son environnement pour franchir des obstacles. À l’époque, ils ne parlent pas encore de sport. Le but est simple : s’entraîner pour devenir plus fort. Là où le commun des mortels ne voit que la place Jean-Paul II et le clos de la cathédrale, un banc devient un obstacle à franchir, un mur, un point d’appui, un toit, un promontoire à atteindre.
Julie Angel, réalisatrice, écrivaine et universitaire, revient sur la naissance des trois disciplines dans Ciné parkour, l’ouvrage de référence en la matière. Tout commence à la fin des années 1980 par une histoire de famille. David Belle habite à Lisses, près d’Évry. L’adolescent rend régulièrement visite à son père, à Sarcelles, 45 km plus au nord. Orphelin de père, tôt séparé de sa mère, Raymond a été élevé par l’armée française au Vietnam. Cette éducation d’enfant-soldat, «marche ou crève», forge chez lui un mental d’acier et une détermination sans faille, traits de caractère qu’il transmet à son fils.
Après l’école, l’ancien pompier de Paris emmène David, ses cousins et ses copains dans la forêt d’Écouen. L’objectif : grimper, courir, explorer. Il lance des défis : «Est-ce que vous pouvez faire ça ?» Il les incite à repousser leurs limites, à surmonter leurs peurs, leur apprend à se mouvoir, à s’adapter à leur environnement. Il encourage David : «C’est bien mais serre un peu tes jambes.» Raymond devient la source de motivation et d’apprentissage de son fils.
À l’époque, ce ne sont «que des jeux d’enfants, sans volonté de créer une discipline», selon Sébastien Foucan, un membre de la bande. Pour les jeunes, c’est une recherche spirituelle, «un moyen d’exister et de devenir autonome», ajoute David. Une manière de franchir des obstacles dans leurs vies respectives.
Au bout de quelques années, il ne reste que les passionnés. Ils sont une dizaine à poursuivre la voie de leur mentor. Dix ans plus tard, les Yamakasi popularisent l’art du déplacement. David crée le parkour pour garder la sonorité «parcours», l’héritage de son père. En 2003, Sébastien, le créatif de la bande, fonde le freerun, une pratique plus artistique. Ces trois disciplines cousines, aux différences subtiles, sont une interprétation par chacun de la méthode initiale de Raymond.
Près de trois décennies après les premiers exploits des précurseurs, la cathédrale d’Évry a acquis une renommée mondiale. «C’est international ! Ils y passent tous !», s’enthousiasme Yann. Nombreux sont les traceurs - les pratiquants du parkour - à se rendre à la Mecque de la discipline.
«Allemands, Espagnols, Serbes, Croates... Ça n’arrête pas !»
Le temps où Yann était Ousmane,
alias «Zicmu», dans le film Yamakasi, les samouraïs des temps modernes, semble loin. Il est resté célèbre pour l’une des scènes mythiques du film : l’escalade d’une barre d’immeuble, sur fond de Joey Starr, à plein volume dans les oreilles. «On l’avait tournée sans autorisation, mais avec une corde !», s’amuse-t-il encore aujourd’hui. En 2001, le film a fait découvrir cette pratique au grand public, avant que la troupe des Yamakasi ne participe à d’autres projets cinématographiques.
Aujourd’hui, le parkour a inondé la culture populaire, du jeu vidéo Assassin’s Creed à la scène d’ouverture du James Bond Casino Royale, avec un Daniel Craig pourchassant en haute altitude Sébastien Foucan, le créateur du freerun.
Les jeunes de banlieue sont, en effet, devenus des stars. Et les Yamakasi sont les premiers à s’être retrouvés sous les feux de la rampe. Le groupe est créé en 1997 à l’occasion d’une performance qu’ils réalisent lors d’un événement des pompiers de Paris. Le nom signifie «esprit fort, homme fort, corps fort» en lingala, une langue bantoue parlée principalement au Congo-Kinshasa et au Congo-Brazzaville.
Sans Sébastien et David qui ont quitté le groupe peu de temps avant l’explosion médiatique, Châu Belle Dinh, Williams Belle, Yann Hnautra, Guylain N’Guba-Boyeke, Malik Diouf, Charles Perrière et Laurent Piemontesi accèdent à la notoriété.
Le parkour, le freerun et l’art du déplacement, trois disciplines pour casse-cou irresponsable. Ce genre de discours, Yann y est habitué. Il le balaie d’un revers de main. Au-delà de l’aspect physique, le Yamakasi n’hésite pas à parler de mode de vie : «C’est une démarche artistique, d’apprentissage, d’utilité. On veut tout apprendre et vite : la danse, le combat, les sauts.» Une vision partagée avec les autres fondateurs, malgré leurs divergences parfois profondes.
Leur devise : «Être fort pour être utile.» La méthode : «Rendre l’impossible possible.» L’objectif : être dans un état d’alerte permanent au service des autres. David explique par exemple être déjà monté au deuxième étage d’un immeuble par la façade car un homme avait oublié ses clés chez lui. «Il sait que sa fenêtre est ouverte, il n’a pas ses clés et il me dit : “Vous ne pouvez pas...?” Je lui dis : “Ben si.” Donc je suis entré chez lui juste pour lui ouvrir sa porte. Si lui avait pu le faire, ça n’aurait pas été un problème.»
Le fondateur du parkour compare sa discipline à «une méthode d’entraînement pour guerriers» qui cause «larmes, sang et transpiration» à quiconque veut s’y essayer. Un mélange de plaisir et de souffrance qui fait naître une sensation de liberté. Exemple : des défis insensés mais contrôlés, comme courir jusqu’à Paris depuis leurs lieux d’entraînement, un périple d’une trentaine de kilomètres avec un but : se prouver qu’ils en sont capables. La bande s’inspire des super-héros des dessins animés, comme Iron Man, et des mangas de l’époque, tels Dragon Ball Z, comme le rapporte Julie Angel.
Très médiatisés au début de ce siècle, les Yamakasi rechignent désormais à se mettre en avant. Ils sont mystérieux, presque solitaires malgré l’esprit de communauté très puissant qui anime les pratiquants. Les pionniers se reposent désormais sur leurs héritiers, leurs «petits-enfants spirituels», pour évoquer les valeurs de la discipline. Nous avons croisé le chemin de certains d’entre eux.
Les pionniers ont ouvert des écoles avec une conviction partagée : leur méthode constitue un outil éducatif. Ils ont emmené la discipline là où ils le souhaitaient, quitte à créer des clans, de nouvelles pratiques pas toujours acceptées, et à diviser le mouvement.
Les racines de la discipline sont encore très présentes. Plusieurs lieux servent de pèlerinage aux jeunes générations. À la cathédrale d’Évry s’ajoute la Dame du Lac, à Lisses. Mélange d’œuvre d’art et de mur d’escalade, l’édifice était, à l’époque, un espace idéal de jeu pour les jeunes précurseurs, même s’il n’a pas été conçu pour la pratique du parkour ou pour l’art du déplacement. Yann, le plus vieux de la bande, a d’abord appris à David à grimper dessus, puis aux autres. Ensemble, ils ont créé de nouvelles routes, exploré les possibilités qu’offre cette façade posée au milieu du parc. Comme d’autres traceurs, Anne-Sophie Bonora, membre des Pink Parkour, se rend de temps en temps sur ce «lieu mythique».
Il n’y a pas de règle, pas de limite. Seules les entraves de l’esprit et du corps bornent le possible. Palissades, murs, clôtures : les frontières urbaines sont le terrain de jeu de ces voyageurs de l’espace public. C’est là que se situe l’esprit du parkour, du freerun et de l’art du déplacement : se mouvoir dans la ville en surpassant toutes les règles imposées par l’armature de la cité.
Face à l’obstacle, cependant, l’inconnu ne doit pas exister. La maîtrise du terrain doit être maximale, et les enjeux d’un saut, d’une figure, doivent être préparés, anticipés, visualisés. Mentalement et, surtout, physiquement. Le corps a le premier rôle. Il est l’outil qui accompagne l’esprit du traceur pour dépasser ses appréhensions. Sa maîtrise est le premier et le point de convergence des trois pratiques. Endurance, force, élasticité et équilibre sont les piliers de ces disciplines : il s’agit de préparer son corps, puis de le mettre à l’épreuve du béton. Le but n’est pas la performance, mais l’efficience.
Avoir «un esprit serein dans un corps fonctionnel», comme aime le répéter David Belle, nécessite un entraînement physique particulier. Voici un peu moins d’une dizaine d’années, l’Association grenobloise de parkour (AGP) prend contact avec deux médecins : Sandrine Monnet, cadre de santé et masso-thérapeute à Grenoble, et Anne Favre-Juvin, médecin du sport au CHU de Grenoble, afin d’effectuer des tests physiques sur les traceurs. Leur idée : décrypter les spécificités physiques du parkour.
Comment allier endurance et explosivité ? David Pagnon avance un début de réponse. Longiligne, il semble taillé pour la course à pied ou l’escalade. Pourtant, tout en pratiquant les arts martiaux, il a le parkour dans le corps, jusqu’aux bouts des doigts : ses mains sont rêches, égratignées, cornées. «C’est le changement physique le plus visible qui accompagne le parkour», sourit-il. Membre de l’AGP et âgé de 33 ans, il affirme que c’est justement la pratique en milieu urbain qui permet aux traceurs de développer leurs capacités.
«À Grenoble, les entraînements en salle de l’AGP sont fermés aux débutants. Il faut deux mois de pratique, en extérieur, pour se voir ouvrir les portes de la salle. On cherche à faire prendre conscience aux nouveaux traceurs qu’ils doivent apprivoiser le terrain, que l’essentiel se passe à l’extérieur. On n’utilise pas les mêmes techniques, il n’y a pas le même rapport au corps lorsqu’on est dans la ville», indique David Pagnon. Grâce à cette marche forcée en extérieur, le corps s’adapte et se développe, en interaction avec son environnement.
Après plus de dix années de pratique en France et à l’étranger, il regrette encore d’avoir commencé par l’entraînement en salle :
«C’était ma plus grande erreur. J’ai pu faire, relativement vite, des choses assez impressionnantes en salle. En revanche, j’étais incapable de les faire en extérieur. J’essayais, je ne savais pas réceptionner, je me faisais mal. J’ai dû répéter sans cesse les mouvements pour m’adapter.»
Ces exercices de répétition, c’est le travail de pliométrie : le bondissement bref et répété, permettant de décupler la capacité à produire un mouvement plus puissant sur une période très courte. Pour le muscle, une phase excentrique succède immédiatement à une phase concentrique. Cette technique, devenue essentielle aux entraînements des traceurs, est également comparables aux «katas» des arts martiaux japonais. La répétition, en puissance et dans le vide, des techniques de combat.
Le mantra des pratiquants ? Répéter le mouvement pour obtenir une plus grande précision. Il s’accompagne aussi d’un travail de visualisation, puisqu’il s’agit de mesurer les distances, les risques et les possibilités. «Je pense qu’à partir du moment où je réfléchis, ça ne marche pas. J’observe, puis je fonce. Visualiser, se vider l’esprit, se surprendre et y aller, c’est ça le secret. Le cerveau ne doit pas se poser de questions lorsqu’on est en marche», considère David Pagnon. Échappé sur un toit d’immeuble, le traceur raconte sa méthode avant de traverser le gouffre. Il ferme un instant les yeux, comme s’il s’apprêtait à méditer, puis s’élance.
«J’aurais tendance à dire qu’il y a une capacité vidéo-spatiale assez extraordinaire, sur l’appréhension des hauteurs et des largeurs. Pour réussir ce type de performance, il faut déjà avoir un cerveau différent d’un monsieur ou madame Tout-le-monde», souligne le neurologue Jean-François Chermann, ancien consultant du Stade Français, après avoir visionné les mouvements de David Pagnon. Dans la prise de décision, la mise en place de stratégies, la rapidité d’exécution, les performances cognitives des traceurs sont particulièrement importantes. Puis, il y a cette prise de risque inhérente aux sportifs de haut niveau. «Dans l’instant précédant le saut, on observe un phénomène de plaisir et de risque : le plaisir envoie de la dopamine, le risque de l’adrénaline. Ils ont un besoin particulier de stimuler le cerveau et de mettre leur corps en jeu», conclut-il.
Le freerun, le parkour et l’art du déplacement demandent aux pratiquants autant de réflexion que d’investissement physique. L’absence de fédération et de tout cadre structurel ou décisionnaire laisse place aux interprétations des traceurs : jeu, sports de rue, ce sont aussi de véritables philosophies et modes de vie pour certains.
«Comme pour les arts martiaux, c’est un style de vie qui permet de bonifier, de renforcer le corps et l’esprit», confirme Naïm Bornaz. Parisien, âgé de 33 ans, il pratique le parkour depuis 12 ans. «Cette discipline se soucie du corps et de sa préservation. Ce n’est pas un sprint, c’est un marathon. L’idée est de faire avec le corps qui nous a été donné, poser ses limites, et en faire le moteur de nos déplacements. À 60 ans, je ne pourrai plus pratiquer comme je le fais aujourd’hui. Mais ça ne m’empêchera pas de continuer à exercer mon corps et mon esprit grâce au parkour.»
Au-delà de la pratique, des figures et des courses à travers la ville, se cache une philosophie. Un aspect presque spirituel propre au parkour, et qui influe sur plusieurs aspects de la vie des traceurs. «Voici 12 ans, quand j’ai commencé le parkour, c’était aussi les débuts des forums internet. Il y en avait déjà sur le parkour, et on s’interrogeait énormément sur le corps : comment préserver ses articulations, travailler ses mouvements, etc. Mais l’alimentation, l’hygiène de vie, la philosophie autour de notre sport étaient déjà au centre des préoccupations. Être et durer, c’est vraiment le sens de ce sport.»
Pour apprendre à dompter un milieu accidenté, plusieurs traceurs n’hésitent pas à s’inspirer du comportement et de la gestuelle des animaux. «Tout cela fait partie de notre philosophie, confirme Sébastien Foucan. Surmonter les obstacles. Et j’ai toujours eu un truc avec les félins. Dans Casino Royale, le côté félin ressort de mon personnage. Si les gens me connaissent, ils se disent : “D’accord, il aime la glisse, il aime bien les félins”.»
Même son de cloche chez le traceur Naïm. «J’avais pu noter qu’une partie des pratiquants s’inspirent des animaux. Dans la perspective d’une quête de fluidité, beaucoup de traceurs regardent des documentaires pour prendre exemple sur la gestuelle des félins et des singes.» Pour lui, la recherche de l’esthétique ne doit pas être une valeur du parkour. «Les animaux ne cherchent pas la beauté du mouvement, elle est naturelle. Ce doit être la même chose chez le traceur : sa recherche d’efficience doit emmener naturellement l’esthétique.»
Une influence présente jusque dans le nom de certaines figures. Saut de paresseux, saut de singe, saut de chat, la liste des mouvements des traceurs ressemble parfois à une animalerie. Une façon de satisfaire les amateurs de gestuelle animale, et d’expliciter l’impression visuelle laissée par chaque figure. Un saut de chat, par exemple, consiste à franchir un obstacle en plongeant et en poussant sur ses mains pour faire passer ses jambes entre ses bras. Exactement comme le ferait un félin. Des termes qui côtoient des appellations plus baroques, comme le tic-tac (appuis sur un objet ou un mur pour passer au dessus d’un obstacle) ou le passe-muraille (attraper le sommet d’un mur en prenant appui dessus avec le pied).
Les mains s’accrochent au béton. Les pieds glissent, raclent, tapent sur le sol. Ils testent le bitume avant un saut. Les yeux se fixent sur un muret, un banc. Ils scrutent chaque recoin de la rue ou de la place, à la recherche du spot idéal. Le traceur ou le freerunner est dans son élément. Au cœur de la ville. Bien sûr, il peut s’en éloigner. Il arpente parfois les sentiers de campagne et de montagne. Mais la ville reste le milieu où est né son sport. Il y est ancré.
Dans la bouche de tous les pratiquants revient une idée centrale : cette ville est un terrain de jeu. Il suffit d’accompagner dans la rue un traceur ou un freerunner pour en comprendre le sens. Un saut de chat par ici, un passe-muraille par là. Ils ne s’arrêtent jamais. Chacun retrouve dans cette manière de se mouvoir un peu de son âme d’enfant. Comme le raconte Aurélien, traceur à Grenoble : «Quand on est petit et qu’on traverse un passage piétons, on marche sur les lignes blanches, on fait attention de ne pas tomber à côté parce qu’il y a des crocodiles. Je pense qu’on a la même manière de voir les choses, sauf que nos capacités sportives sont un peu plus évoluées que celles d’un gamin. Au lieu de voir des obstacles, on voit un terrain de jeu potentiel.» Ce sentiment est partagé par tous, même si traceurs et freerunners voient la ville différemment.
«Dans la ville, on a l’impression que certaines constructions ont été mises en place pour qu’on s’amuse dessus», lance Sébastien, traceur nomade qui parcourt la France, sans cesse à la recherche de nouveaux spots. Or, si chaque terrain influence la pratique du parkour, le sport a en retour un impact sur la ville elle-même. Dans un environnement urbain généralement perçu comme déshumanisé, morne et terne, les traceurs ré-injectent de la vie et de l’imprévu.
Luc Gwiazdzinski, géographe et enseignant-chercheur en aménagement et urbanisme, observe depuis des années l’interaction entre ces adeptes du béton et leur environnement. «Les traceurs fabriquent un spectacle. Ils enchantent la ville et la transforment en dessinant des arabesques, même temporaires.» Créer du mouvement là où on n’en voit pas, susciter de l’étonnement face au béton qu’on côtoie tous les jours, c’est aussi ça, le parkour. «Ils sont porteurs de valeurs, comme la liberté et l’appropriation, poursuit le géographe. Aujourd’hui, on subit la ville dans ses spécialisations. Eux remettent de la ruse et fabriquent une ville métaphorique en s’appropriant un espace. Ils sont à l’avant-garde de ce que doit être la ville.» Ses étudiants suivent parfois traceurs et freerunners pour capter leur vision particulière de l’urbanisme.
Cette manière d’envisager la ville, aussi surprenante soit-elle, s’inscrit parfaitement dans notre époque. «Ils inventent une grammaire de la ville. Un code qui correspond à un air du temps, celui du do it yourself et de l’éprouvé. Aujourd’hui, on se rend compte qu’il existe un dialogue possible entre le géographe, l’urbaniste et l’artiste.» Si les traceurs et freerunners ne sont pas encore les urbanistes de la ville de demain, ils en donnent à voir une image peu conventionnelle, qui rompt avec les normes.
Les traceurs et freerunners développent ainsi un autre rapport au temps, à l’espace et à la mobilité. «Ils peuvent redessiner des objets qu’on ne voit plus parce qu’ils sont d’une grande banalité.» Ainsi ce simple banc où l’on attend un ami. Ou cet immeuble délabré dont on s’éloigne, de peur de recevoir un débris sur la tête. Ou encore cette statue devant laquelle on passe chaque matin. Eux y voient autant de possibilités de laisser libre cours à leur imagination.
Cinq pratiquants nous expliquent comment ils voient la ville :
- Tom et Hadrien, traceurs au sein de l’Escouade, à Paris
- Niels, freerunner lyonnais
- Simon et Maxence, freerunners membres de la French Freerun Family (3F)
Aujourd’hui, le parkour a ses espaces publics dédiés à la pratique. Une initiative qui mérite d’être interrogée : les municipalités cherchent-elles à encourager la pratique ou au contraire à l’encadrer ? En tant que chef de projet chez Récréation Urbaine, société spécialisée dans la conception d’équipements sportifs, Frédéric Serrurier a travaillé sur les deux seuls spots publics de parkour installés en France : à Bondy
(Seine-Saint-Denis), en plein air, et à Centr’Halles Park, une salle fermée installée au cœur de Paris.
À Bondy, l’espace inauguré en 2012 devait initialement servir à un autre sport, comme le souligne le chef de projet : «À l’origine, la mairie voulait construire un skatepark, mais nous leur avons signalé que cela ne correspondait pas au public du quartier, et nous avons proposé d’en faire un espace de parkour. La mairie a accepté, et l’espace reste accessible aux skateurs.»
Vincent et Hadrien sont tous deux traceurs au sein du groupe parisien l’Escouade. Pour la première fois, ils découvrent le nouvel espace de Bondy. Ils s’empressent de tester les barres et autres murets installés à proximité d’un tunnel. La distance entre les obstacles, les matériaux choisis... aucun détail ne leur échappe sur un spot jusqu’ici connu seulement de nom, comme le souligne Vincent : «Ce terrain est assez vaste, il y a des barres, des murets pour des débutants et des personnes qui ont un niveau moyen. Mais c’est assez compliqué d’enchaîner, car ils ne sont pas bien alignés sur les plans... On sent que les architectes ne doivent pas bien connaître la pratique.»
Après de nouvelles tentatives – y compris sur le béton qui entoure le spot - le verdict d’Hadrien tombe : «C’est un bon endroit pour débuter mais il n’est pas adapté aux professionnels.» S’il apprécie l’initiative de la mairie, Vincent ne cache pas sa méfiance : «Si le but est de nous parquer là-dedans, en nous disant : “Il y a des endroits faits pour ça”, genre “tu pratiques ici et pas ailleurs”, je suis complètement contre. Ce n’est pas ça, le parkour. Le risque, c’est ce que ça finisse comme dans certains pays où les skateurs se sont retrouvés cloîtrés dans des skateparks.»
Au cœur de Paris, Centr’Halles Park, un espace en intérieur de 600 m2 dédié au parkour, a été inauguré début 2016, après quatre ans de préparation, en concertation avec plusieurs associations de traceurs. Avec cette salle, la mairie de Paris assure vouloir proposer un complément à la pratique en extérieur. Paolo Guidi, qui a encadré le projet, précise : «Centr’Halles Park n’est jamais en accès libre, la salle ne peut être occupée que par une association ou par des animateurs de la ville de Paris.» L’idée est de permettre aux habitués de se déplacer sur toute la surface de la salle tout en faisant évoluer leurs parcours grâce à des éléments modulables.
Chaque lundi soir à Centr’Halles Park, les sportives du Pink Parkour s’entraînent. Parmi les adhérentes, Anne-Sophie est convaincue par le dispositif municipal : «La salle permet de tester des techniques qu’on ne pourrait pas tenter sur du béton, elle offre une sécurité qu’on n’a pas dehors. En plus, l’hiver, on est vraiment ravies de pouvoir s’entraîner même quand il pleut ou qu’il fait froid.»
Anne-Sophie apprécie aussi la visibilité offerte par la salle. Ses larges fenêtres, situées en plein cœur d’un passage très emprunté des Halles, permettent d’attirer de nombreux curieux et curieuses qui n’auraient pas forcément découvert la pratique par ailleurs. Pour autant, que ce soit du côté de la mairie, de Récréation Urbaine ou des pratiquants, tous s’accordent sur un point : s’exercer sur un spot dédié ne remplace nullement le «véritable» parkour, pratiqué selon l’imagination des traceurs. Elle offre simplement un entraînement complémentaire.
Que ce soit à Paris sur un dédale de marches, à Lyon en plein milieu d’une cité ou à Grenoble dans une rue peu empruntée, la population n’apprécie pas toujours de voir ces acrobates au pied de leurs habitations. Des récalcitrants au parkour existent dans toutes les villes. Mais une fois sur place, la police ne peut pas grand-chose. «Une fois qu’on sait que la police est appelée, il nous reste une vingtaine de minutes avant d’y aller. Quand ils arrivent, ils nous demandent bien gentiment de partir et voilà, c’est fini», raconte Naïm, habitué des appels au 17.
Si l’on écoute les adeptes de ce sport, tant que l’on se trouve dans un lieu public et que l’on reste poli et respectueux des passants, la performance peut continuer. Selon Alexandre Tronche, un avocat spécialisé dans le sport, c’est un peu plus compliqué que cela. «Il n’existe aucune interdiction de principe à faire du parkour dans les lieux publics, dès lors que ces derniers sont affectés à l’usage du public et sont donc librement accessibles. L’article L.2122-1 du Code général de la propriété des personnes publiques prévoit toutefois que nul ne peut utiliser le domaine public en dépassant les limites du droit d’usage qui appartient à tous.» Tant qu’ils n’empêchent pas la population d’évoluer normalement dans l’espace public, tout est donc permis, bien que la frontière soit ambiguë et laissée à l’interprétation. Mais ce n’est pas tout : «La limite à cette pratique me semble se trouver dans les troubles notamment à la tranquillité et à la sécurité publique qu’elle pourrait occasionner», ajoute Alexandre Tronche. En effet, la police comme les habitants pourraient s’appuyer sur la notion juridique de «troubles à l’ordre public» et rendre les performances du parkour condamnables.
Certaines institutions ont déjà réagi contre le parkour. Le Musée d’art moderne de Strasbourg a par exemple placé des panneaux interdisant, ou tout du moins déconseillant, aux traceurs de venir «performer» devant le musée. L’idée étant, entre autres, d’encadrer la pratique du parkour et d’éviter des accidents pour lesquels le musée ou la Ville pourraient être tenus pour responsables.
«Eu égard au caractère non organisé du parkour, la responsabilité ne peut être à mon avis qu’une responsabilité personnelle de ses pratiquants», nuance Alexandre Tronche. Qui ajoute cependant : «En cas d’accident de quelqu’un qui fait du parkour dans un lieu public, la responsabilité de la personne publique propriétaire pourrait éventuellement être engagée», bien qu’il s’agisse de cas particuliers. Étant donné le flottement juridique, les traceurs quittent bien souvent les lieux où les habitants se plaignent, pour éviter les ennuis. Quitte à y revenir dès le lendemain.
Un choc. Une révélation. La découverte du parkour a bouleversé la vie de nombreux pratiquants. Pour eux, la discipline ne se limite pas à une simple pratique sportive. Une communauté, une plus grande confiance en soi, la force de s’assumer tel qu’on est ou le besoin de remettre la société en question : freerunners et traceurs racontent ce que cette discipline leur a apporté.
Entouré de jeunes, dans un gymnase ou dans la rue, Nicolas enseigne sa passion. Une fois par semaine, il anime des initiations de parkour dans les quartiers «sensibles» d’Échirolles, au sud de Grenoble. Il voit cette discipline comme «un formidable outil pédagogique» qui favorise la création de lien social. «On ouvre ces jeunes à d’autres environnements, en dehors de leur quartier ou leur ville. On se rencontre, on crée de la mixité.»
À 33 ans, Nicolas veut transmettre ce que lui a apporté le parkour. «On travaille l’agilité, l’endurance, la force, la souplesse, le mental. En même temps, on diffuse les valeurs de la discipline : savoir se comporter, respecter le milieu urbain et les autres, se respecter… Du coup, ils progressent dans la discipline et dans la vie.»
Il y a six ans, Nicolas remet toute sa vie en question après une rupture. Le parkour lui fait ouvrir les yeux : il quitte son cadre étriqué et envoie valser sa carrière d’ingénieur. Il vit sa passion comme un moyen de remettre en question les rôles que la société nous impose. «Au lieu de tenir les murs, tu peux bouger dessus. Tu peux être maître de ton destin. Ce n’est pas parce qu’il y a des escaliers que tu es obligé de les emprunter. Tu peux tracer un autre chemin.»
Le traceur a développé une réflexion très personnelle sur son existence et ses expériences. Si la discipline implique d’être «seul face à soi-même», il insiste sur son aspect collectif, très présent dans l’Association grenobloise de parkour (AGP), dont il est membre depuis plusieurs années. Nicolas y milite pour une plus grande reconnaissance de sa discipline au niveau national. Afin que l’on comprenne qu’elle est «d’utilité publique», qu’elle peut permettre aux pratiquants de se sortir d’un mauvais pas ou de désamorcer un conflit.
Chez Pink Parkour, association de traceuses parisiennes, la pratique n’est pas une question de genre. À 25 ans, Adélaïde la préside depuis deux ans. «Nous ne sommes pas très nombreuses. Une trentaine. Mais on rassemble tous les profils possibles : des filles qui ont déjà fait pas mal de sport, d’autres qui commencent… Aucune n’est laissée de côté.»
Séduite par «l’aspect convivial» de l’association, Adélaïde précise d’emblée qu’elle n’a rien contre les hommes. «L’idée initiale en 2010 était d’ouvrir la discipline aux filles. Mais on aime les garçons quand même !» Aucune revendication féministe, donc. «Le fait d’être entre filles nous aide à nous sentir le plus à l’aise possible. On tombe plus facilement, on a moins d’appréhension. Toutes les barrières psychologiques que l’on pourrait rencontrer disparaissent.»
Adélaïde s’estime capable de faire les mêmes figures que les traceurs : «Il n’y a pas de différence, on peut très bien faire les mêmes mouvements que les hommes. On n’a pas d’excuse parce qu’on est des filles.» Paradoxalement, l’étudiante en art a pris confiance en sa féminité depuis qu’elle pratique. Elle assume son corps, modelé par les entraînements physiques : «Je mets des jupes, des crèmes. Je ne suis pas forcément plus “girly”, mais je fais attention à moi.» Celle qui se voit toujours comme un «garçon manqué» ne sort jamais sans un accessoire rose, en clin d’oeil à son association.
A 26 ans, Niels sait qu’il doit beaucoup au parkour. Adolescent, il le découvre alors que sa vie dérape à cause de mauvaises fréquentations. Sa nouvelle passion le remet sur le droit chemin. En 2010, le Lyonnais crée son association, Jump’in City. Il y enseigne le parkour et le freerun.
Loin des débats stériles sur l’opposition supposée entre les disciplines, Niels pratique les deux. «Tout le monde devrait allier le parkour et le freerun, c’est complémentaire.»
Libre penseur, Niels évolue comme il peut dans notre société «trop sécuritaire». «On nous fait croire dès l’enfance que certaines choses sont dangereuses et qu’on va forcément se blesser. Quand je vois les mamans qui empêchent leurs enfants de grimper sur un muret à la sortie de l’école, je me dis que c’est le fait d’interdire qui est dangereux.»
Sa discipline lui permet de revenir à l’essentiel : «À force de choisir l’escalator au lieu de l’escalier, de prendre la voiture pour faire 100 mètres, on s’affaiblit tous les jours.» Désireux de se rapprocher de la nature, il s’inspire des adeptes du mode de vie «paléo», qui adoptent l’alimentation et l’activité physique de l’époque paléolithique. «Le parkour s’intègre parfaitement à ça. Il suffit d’aller dans un pays un peu “sous-développé” pour voir que les gamins et leurs parents bougent comme nous le faisons sur les toits. C’est dans la nature humaine d’avoir besoin de bouger, de se rapprocher de la nature, de quelque chose de vrai, de concret et d’utile.»
Plus qu’une discipline sportive, le parkour est à ses yeux un moyen de résister à l’aliénation de la ville moderne. «En ville, tout nous est imposé : les rues sont droites, c’est comme ça.» Alors, aussi souvent que possible, le Lyonnais s’échappe à la campagne, pour se «retrouver lui-même» et préserver sa santé mentale.
Contrairement à certains traceurs, Niels n’éprouve pas le besoin de se retrouver en communauté. S’il apprécie les entraînements en groupe pour l’émulation collective, il adapte avant tout sa pratique à son but individuel. En électron libre.
Un mercredi soir de novembre, 19h30. Loïc Ascarino dicte le tempo à la cinquantaine de courageux venus braver le froid au pied de la tour Part-Dieu, au cœur du quartier d’affaires de Lyon. Il ne leur faut pas longtemps pour se retrouver en sueur. L’échauffement consiste en un exercice où les apprenants, allongés au sol, sont censés descendre d’imposantes marches uniquement à la force de leurs bras. Loïc encourage, conseille, reprend, taquine même. Il est heureux, dans son élément, mais frustré de ne pas pouvoir vivre de sa passion ni de s’y consacrer pleinement. «Pour l’instant, on va voir les MJC pour faire connaître le parkour», relate le Lyonnais de 24 ans.
Actuellement, aucun diplôme n’est reconnu par l’État. La Fédération de parkour (FPK) a simplement mis en place une formation fédérale payante (350 euros) d’une semaine, même si, ainsi que le reconnaît son comité directeur, «ce n’est pas un diplôme professionnalisant, il ne donne pas droit à une quelconque rémunération.» En plus d’être responsable du développement de la gamme enfant dans des clubs de fitness, Loïc est donc contraint de suivre une licence en management du sport pour transmettre sa passion au sein de l’école de parkour qu’il a créée avec d’autres Lyonnais passionnés. Même s’il assure plusieurs cours par semaine, cela ne lui permet pas de gagner sa vie.
L’histoire même de la Fédération de parkour illustre les difficultés qu’a connues le principal organisme chargé de gérer la discipline. Début 2009, un forum de discussion, «Parkour Inter Association» (PKIA), est créé pour mettre en relation les associations locales. Devant le succès de cet espace d’entraide et de discussion, PKIA se mue en association en octobre 2010. Puis, un peu plus d’un an plus tard, en novembre 2011, la Fédération de parkour naît. Elle n’est pas reconnue par l’État, alors que ce sport a vu le jour en France. Son rôle se limite, pour le moment, à fédérer les associations de parkour de l’Hexagone.
Responsable des partenariats au sein de la FPK, David Pagnon estime qu’un rapprochement avec d’autres fédérations, comme celle du pentathlon moderne (épreuve constituée de cinq disciplines : l’escrime, la natation, l’équitation, le tir au pistolet et la course à pied) pourrait être une solution. «Pour gagner du poids, on pourrait aussi faire en sorte d’augmenter considérablement le nombre d’inscrits, mais faire du chiffre pour faire du chiffre est contraire aux valeurs du parkour, assure-t-il. À la fédération, on manque de moyens. Il nous est impossible de faire appel à des graphistes, des informaticiens, des communicants. Nous travaillons bénévolement, c’est le règne de la débrouille.»
Le salut de la Fédération de parkour passerait-il par l’organisation de compétitions ? C’est un sujet qui fait débat. Depuis ses débuts, l’instance a toujours été contre et sa charte ne laisse aucun doute : «Bien que l’émulation au sein d’un groupe permette aux traceurs de se motiver et de progresser ensemble, la pression exercée par le public et les médias lors d’une compétition est telle qu’elle les conduit à dépasser leurs limites au-delà du raisonnable, au risque de se blesser gravement.» Une position confirmée en 2011 par un sondage lancé sur le site internet de la fédération : 90% des internautes s’expriment contre l’organisation de tels événements. Plus important encore, en 2013, le père de la discipline, David Belle, prend position contre le premier championnat de France qui s’est tenu à Paris. L’événement, sobrement intitulé «Free Running XTreme Gravity», était organisé par RStyle, une société d’événementiel spécialisée dans la promotion des cultures urbaines.
La compétition est le sujet qui divise les pratiquants. Pour David Pagnon, qui fait partie de ces opposants, le parkour «trouve son sens non pas face aux adversaires, mais face aux obstacles et à leur variété». À l’inverse d’autres disciplines : «Les sports collectifs doivent par nature opposer une équipe à l’autre, les sports de combat ne sont pas évidents à concevoir sans adversaire, et s’entraîner toute l’année à courir 100 mètres sur une piste plate et rectiligne ne semble pas fantastique sans enjeu.» Valentin Dubois, un freerunner indépendant qui a fait des quais de Seine son terrain de jeu depuis huit ans, ne partage pas cette vision du parkour.
La plus réputée des compétitions demeure le Red Bull Art Of Motion, dont la cinquième édition, en octobre dernier, a sacré le Grec Dimitris «DK» Kyrsanidis chez lui, sur l’île de Santorin. Le Français Yoann Leroux, champion en 2011, se contente cette fois de la cinquième place. Peu importe, car à 29 ans, «Zéphyr», comme tout le monde le surnomme, a bâti un empire : la French Freerun Family, plus connue sous le diminutif «3F». «À l’origine, le but était de former une équipe professionnelle pour représenter la France et vivre de notre passion : le parkour et le freerun», relate l’intéressé, aussitôt coupé par son acolyte Simon Nogueira : «Yoann s’est rendu compte que c’était compliqué, notamment pour les compétitions. Il partait mais ne parlait pas très bien anglais.» Il avait surtout besoin d’être entouré et soutenu. Il crée donc la 3F en 2009. Aujourd’hui, tout le monde connaît les 12 membres du groupe, qu’ils soient cameramen, traceurs ou photographes. Grâce notamment à une vidéo.
En plein été 2014, le producteur américain Devin Graham, plus connu sous le pseudonyme «Devin Supertramp» sur YouTube, organise en effet un casting pour tourner une vidéo spectaculaire dans laquelle il met en scène des personnages du jeu Assassin’s Creed en plein Paris, avant la sortie du dernier opus du titre-phare d’action-aventure d’Ubisoft. Pour les freerunners du collectif, qui ont pris l’habitude de montrer leurs dernières acrobaties dans les vidéos qu’ils postent sur le web, l’occasion est trop belle. Ils passent le casting et sont sélectionnés. Le buzz est immédiat. En un an et demi, le clip est visionné près de 35 millions de fois et marque le début d’une nouvelle ère pour la French Freerun Family.
«Clairement, cela a été un grand virage pour nous, reprend Simon Nogueira. On a fait le tour des plateaux télévisés. La 3F a énormément gagné en visibilité à ce moment-là. Depuis, on nous a proposé beaucoup de projets. Mais cela ne veut pas dire que l’on met de côté nos envies perso.» Le groupe a ouvert fin janvier sa propre école de parkour, la French Freerun Academy, tout en montant des spectacles. À ceux qui y voient une marchandisation du parkour - la 3F a sa propre boutique en ligne - Yoann Leroux rétorque qu’en France, «on cherche plus les problèmes que les solutions, on préfère se plaindre». Alors, le «collectif de freerunners français le plus titré», comme le décrit leur agence d’événementiel La Fabrique Royale, s’est inspiré du modèle anglo-saxon, où le parkour, mais surtout l’art du déplacement et le freerun, plus spectaculaires, sont vite devenus des «sportsbusiness».
Dans d’autres pays, la discipline, bien loin de ce modèle, n’en est qu’aux balbutiements.
À Beyrouth, Sevan Nersessian, 26 ans, est tombée sous le charme du parkour. Elle avait envie de crier cette nouvelle passion sur les toits du Liban, où ce sport commence tout juste à faire son chemin.
«Je ne pensais pas être un jour capable de réaliser ce que je fais aujourd’hui en parkour. Je n’avais vu ça que dans des vidéos et, dans ma tête, ce n’était pas pour moi.» Sevan n’aurait jamais imaginé devenir traceuse. Voilà maintenant deux ans qu’elle a débuté ce sport, qu’elle ne connaissait qu’à travers des vidéos visionnées sur YouTube. «Tout a commencé pendant un cours d’essai. Le parkour et moi, ç’a été le coup de foudre. L’amour au premier regard», témoigne la jeune Beyrouthine.
Moins de six mois plus tard, elle intègre l’Académie de parkour du Liban (LPK), seul établissement du genre dans le pays. On lui enseigne figures, techniques de franchissement d’obstacles. Elle progresse rapidement. «J’ai été surprise de voir ce que mon corps était capable de faire, sans avoir jamais été entraîné à la gym ou à aucun autre sport.»
Les deux mois d’arrêt imposés par une entorse lui paraissent interminables. Le parkour prend une place conséquente dans sa vie, dans sa tête. «Cela m’a donné de la force, de l’endurance, de l’énergie. J’ai commencé à croire davantage en mes capacités, et ce, dans tous les aspects de la vie. Pour moi, c’est plus qu’un sport : c’est un mode de vie. Grâce au parkour, chaque difficulté de mon existence devient un obstacle, que je n’ai qu’à sauter pour le franchir.»
Cet engouement n’est pas étonnant. Il suffit de voir les étoiles brillant dans ses yeux lorsqu’elle tente de décrire les sensations que lui procure ce sport. «Quand je fais du parkour, je me sens libre, indépendante et confiante. Je vole comme un aigle, je sens un feu brûler en moi, rien ne peut bloquer mon passage. Rien ne m’arrête, pas même la peur, qui ne m’atteint plus. Je ne crois pas que j’arrêterai un jour…»
«À Beyrouth comme dans le reste du pays, très peu de gens ont entendu parler du parkour, tout juste émergent. Je leur dis : “Vous voyez ces gens dans les films qui sautent de toit en toit en faisant des pirouettes ? Eh bien c’est ça, mon sport”», sourit Sevan.
Démocratiser ce sport urbain, tel est l’un des objectifs que s’est fixés l’Académie de parkour du Liban, créée en 2010 par Jo Zgheib. Chaque mois, le centre de formation organise un événement quelque part dans le pays dans le but de sensibiliser les habitants à l’existence de ce nouveau sport. Munis d’obstacles et de matelas, ils investissent des espaces publics dans lesquels la foule abonde (parkings de supermarchés, universités, carnavals, etc.), et l’opération prend des airs de performance. Pendant 15 ou 20 minutes, les membres de la LPK se donnent en spectacle, enchaînant leurs figures devant les regards de passants aussi étonnés qu’admiratifs. Une fois la démonstration terminée, ils prennent le temps de discuter avec les spectateurs sans manquer de leur distribuer flyers et cartes de visites, en les incitant à les suivre sur les réseaux sociaux.
Les entraîneurs initient certains volontaires en les aidant à réaliser leurs premières figures. «Cela permet aux gens alentour de voir que c’est sans danger et que ce n’est pas hors de leur portée. Les gens se montrent généralement très enthousiastes ! Beaucoup d’étudiants, notamment, nous ont rejoints suite à l’un de ces événements.»
Difficile d’estimer, au niveau mondial, le nombre de personnes qui pratiquent le parkour, l’art du déplacement et le freerun.
«The Mouvement», une association internationale visant à les rassembler, a vu le jour en juillet 2014. Dans la semaine suivant sa création, plus de 40 pays, dont la France, y ont adhéré. Partout dans le monde, le parkour originel, tel qu’il avait été pensé et pratiqué par ses fondateurs, est réinventé chaque jour. Telle est peut-être la vraie force du «PK». Une discipline modulable à souhait.