Une croyance en plein essor dans le monde mais des dizaines de signalements de dérives sectaires en France : à travers cette enquête, découvrez la face cachée de l’évangélisme.

La récente élection de Jaïr Bolsonaro à la présidence du Brésil marque un tournant pour les évangéliques. Dans l’un des pays les plus catholiques de la planète, leur soutien politique au nouveau président d’extrême droite n’est pas passé inaperçu.

Un demi milliard de protestants partagent la foi évangélique dans le monde, dont 500 000 en France métropolitaine. Dans l’Hexagone, une église de cette mouvance ouvre tous les dix jours, ce qui représente aujourd’hui plus de 2 200 lieux de cultes.

L’évangélisme est une branche du protestantisme. Ses caractéristiques; un retour à une lecture stricte de la Bible, une relation individuelle avec Dieu et un fort prosélytisme. Plus de la moitié de ces églises en métropole ont été créées au cours des 30 dernières années. Un développement récent et fulgurant pour une religion qui date pourtant du XVIe siècle.

Mais cet essor cache aussi une réalité plus sombre. Il y a trois ans, la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes) indiquait dans un rapport que l’évangélisme constituait la mouvance religieuse la plus déviante, avec plus de 200 signalements recensés : emprise psychologique, escroqueries, abus sexuels...

Évolution du nombre d’églises évangéliques en France depuis 2010

« L'Église m'a fait commettre des erreurs »

Didier Pachoud dit avoir été victime de l’Assemblée de Dieu, une église évangélique dont il a été membre pendant onze ans. Depuis la fin des années 80, cet ancien cheminot lutte contre les dérives sectaires en accompagnant d’anciens adeptes.

Dans un sous-sol d’un immeuble du centre-ville de Marseille, derrière une porte en ferraille, Didier Pachoud potasse ses dossiers, entouré de piles de cartons remplis de feuilles classées. Désormais retraité, l’homme de 61 ans est totalement engagé dans sa mission de prévention au sein du Groupe d’étude des mouvements de pensée en vue de la protection de l’individu (Gemppi) qu’il a créé il y a plus de 30 ans, pour lutter contre les dérives sectaires. « Je l’ai fondée avec un ex-mormon que j’avais d’abord converti à l’évangélisme », souffle-t-il, amusé.

Cet ancien salarié de la SNCF, dans la rénovation des voies ferrées puis conducteur de train, a passé onze années au sein d’une église évangélique marseillaise. Une conversion qui trouve ses origines dans l’enfance passée en milieu rural où, après avoir reçu ses premiers sacrements à 12 ans, il a mis fin à son éducation religieuse, « comme la majorité des enfants », estime-t-il.

La conversion

« Le retour au religieux s’est passé à l’âge de 19 ans lorsqu’un copain avec qui j’avais l’habitude de faire la fête m’a annoncé qu’il avait rencontré Dieu », raconte-t-il lors d’une promenade au parc Longchamp, baigné de soleil ce jour-là. « Il m’a dit qu’il ne buvait plus, qu’il avait trouvé la sérénité et qu’il était désormais apaisé. » Didier Pachoud est alors « curieux » et concède n’avoir « pas grand-chose d’autre à faire à cette époque ». Il décide d’aller voir à quoi ressemble un prêche.

Rapidement, on lui demande de se faire baptiser, d’obéir à Dieu et à la Bible. « Il y a la promesse de don et de guérison aussi, les témoignages de personnes qui décrivent comment Jésus a changé leur vie, raconte le retraité. Il n’a pas fallu beaucoup de temps pour que je m’embarque dans cette histoire », conclut-il, lucide.

« Dieu, premier servi »

Didier Pachoud raconte ensuite la « séance de témoignages ». Chaque personne prend la parole tour à tour pour expliquer en quoi Jésus a changé sa vie. « C’est la félicité, le bonheur, tout semble leur réussir. » Sont aussi promis des dons de guérison. « C’est très séduisant, affirme Didier Pachoud, vous avez tout de suite de la reconnaissance, des amis, des gens qui s’intéressent à vous. » Et d’ajouter : « Une espèce d’addiction se produit autour des liens sociaux et affectifs, qui vont faire que l’on sera moins vigilant sur les concepts auxquels il faut adhérer. »

Avec un peu de recul, Didier Pachoud se souvient pourtant ne jamais avoir eu de révélation divine au sein de l’Église évangélique. Un regret, à l’époque. « J’étais un peu frustré parce que je n’avais pas eu la preuve directe, l’expérimentation, se remémore-t-il. Il a fallu que le côté affectif soit assez fort pour recadrer mon désir de véracité et de preuve. J’ai un peu étouffé mon sens critique pour bénéficier de la reconnaissance et de l’amitié. »

Mais les années passent, et toujours pas de Saint-Esprit en vue. « Les liens se sont distendus parce que mon engagement dans l’Église m’a fait commettre pas mal d’erreurs dans ma vie familiale », avoue le retraité. Pour lui et pour ses proches, la vie c’était « l’Église, l’Église, l’Église et Dieu, premier servi ». Du moins pendant un temps.

Las, de moins en moins convaincu, Didier Pachoud finit par quitter l’Assemblée de Dieu. Il décide alors de créer l’association Gemppi.

« Certains fidèles de l’Église m’avaient suivi dans l’association car ils me connaissaient comme une sorte d’enseignant de la Bible », se souvient-il. Même des croyants extérieurs à l’Église évangélique adhéraient à l’association. « J’ai dû intervenir pour expliquer qu’il n’était plus question de brancher les gens, de les convertir : s’ils viennent ici c’est qu’ils ont des problèmes, gardons notre croyance pour nous. »

Après ces explications, « tous les évangéliques sont partis », se souvient-il. Didier Pachoud a ainsi pu tracer son « chemin de sortie » et devenir ce qu’il devait être au départ, « un agnostique tout simplement ». 


Le combat contre les dérives sectaires

La philosophie de l’association Gemppi n’est pas de se substituer aux choix des gens, mais plutôt de « donner les outils nécessaires pour faire de vrais choix et ne pas se faire berner par des subterfuges affectifs déloyaux ».

Avec le temps, l’ex-converti reste mesuré dans sa critique de l’évangélisme : « Globalement, les Églises évangéliques ne sont pas des sectes, même si elles peuvent comporter des aspects sectaires. » Selon lui, « il n’y a pas l’engagement fanatique que l’on peut trouver chez les Témoins de Jéhovah, par exemple ». Mais des esprits fragiles peuvent être amenés à avoir des comportements dangereux pour eux.

Selon le dernier rapport de la Mission interministérielle vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), la mouvance évangélique se place en tête des signalements reçus concernant les mouvements religieux (212 pour l’année 2016). Ces comportements sectaires restent minoritaires, au sein d’églises très fermées, et sont repérables grâce à certains marqueurs : « discours millénariste, recours fréquent à l’exorcisme, mise en scène spectaculaire du pouvoir miraculeux du fondateur, création d’émotions collectives… »

Un dimanche de prêche

Musique à tout rompre, chants festifs et danses à la gloire de Jésus. Le pasteur de la Chapelle de la foi Pierre-Yves Chaubo est un véritable showman. Parti de six fidèles dans son salon il y a un peu moins d’une dizaine d’années, il attire désormais plus de 200 personnes dans un bâtiment perdu en pleine zone industrielle de Meaux, dans l’est francilien.

« Nous allons prier ce matin pour le Seigneur ! », assène un homme au pied de l’estrade, micro en main. « Amen ! », répondent en chœur les fidèles. À l’intérieur du bâtiment gris, pas de croix en bois ni de vitraux, mais une salle blanche, carrelée, avec très peu de décor@. Sur scène, des jeunes filles répètent leurs chants. À leurs côtés, un groupe de musique les accompagne. Deux caméras les filment. « Tout est retransmis sur Facebook », précise Jérémie, l’un des fils du pasteur. Équipé de sa caméra, le jeune homme réalise des clips vidéos pour chaque prêche avec effets visuels garantis sur les prières. Ils sont diffusés sur les réseaux sociaux à une communauté de 1 800 membres.

Gloire à Jésus

Beaucoup viennent de région parisienne. Aujourd’hui, un Britannique a même fait le détour depuis Manchester, au nord de l’Angleterre, pour prier avec eux. Tous arborent un style vestimentaire soigné. Les femmes en longue robe colorée. Les hommes en costume chatoyant. À la limite du kitsch. Face à eux, les prises de parole s’enchaînent sur scène pour, enfin, accueillir celui que tout le monde attend : le pasteur Pierre-Yves Chaubo. Vêtu d’un ensemble bordeaux, l’homme à la carrure de basketteur quitte le premier rang pour prendre place sur l’estrade. Son fils Jordan le serre dans ses bras sous les applaudissements. Le pasteur ouvre sa Bible. L’exercice a tout d’un spectacle, inspiré par ses homologues américains. « Je veux manifester l’amour et la grandeur de Dieu ! », s’exclame Pierre-Yves Chaubo, bras levé. Des « Alléluia » s’élèvent en réponse. À chaque fin de phrase, un « Amen » vient valider ses paroles. Bible sur les cuisses, les fidèles suivent du doigt les versets au rythme des paroles du pasteur. Bras en l’air, mains ouvertes et yeux fermés, certains marmonnent, d’autres s’emportent, crient et invoquent Jésus.

Absorbés dans leurs prières, les fidèles piétinent frénétiquement, se balancent d’un pied à l’autre, puis commencent à danser. Une femme met ses mains sur son visage, ses lèvres se crispent pour laisser échapper un gémissement. À genoux devant sa chaise, son corps tremble. Les autres fidèles ne s’en soucient pas. Elle revient à elle et se rassoit sur sa chaise. Transportés par le pasteur, les adeptes chaloupent au rythme des versets. Pas de règles strictes pour s’adresser au Seigneur. Les mouvements sont parfois confus : la main sur le cœur, en croix, ouverte devant soi, vers le ciel... L’important est de ressentir la puissance du moment. De se sentir transporté. Comme enfermé dans une bulle, rien d’autre n’existe. Une foi qui fait vibrer Esther : « Tout était l’enfer avant. Là, je vois de l’éclairage qui vient du ciel. » L’atmosphère se fait maintenant lourde, la chaleur humaine devient étouffante. Des gouttes de sueur perlent sur les fronts. La passion des fidèles atteint son point d’orgue. « Alléluia » crient certains, d’autres pleurent, s’affaissent, émus par la puissance que dégage le rite. Une énergie décrite comme salvatrice, qui serait même à l’origine de miracles selon certains. C’est le cas d’Audrey, 22 ans. La jeune femme, aujourd’hui mariée à Jordan Chaubo, l’un des fils du pasteur, assure avoir vaincu son cancer des ovaires grâce à la foi. « Je suis restée dans la prière, et Dieu m’a guérie », déclare l’étudiante avec aplomb. Des promesses de guérison assumées par Pierre-Yves Chaubo : « C’est la foi du malade qui lui permet d’être guéri. Moi, je ne guéris personne, c’est à Dieu de le faire. » Le pasteur insiste sur le fait qu’il ne s’oppose en rien à la science et à la médecine.

La performance, presque théâtrale, de Pierre-Yves Chaubo séduit les fidèles. Une fascination témoignée par beaucoup de croyants. « C’est un homme rempli d’amour, déclare Marie-Geneviève, adepte depuis quatre ans à la Chapelle de la foi. Tout ce qu’il a en lui, il veut nous le transmettre. C’est un réel serviteur de Dieu. »

À l’écart du culte, l’équipe de Pierre-Yves Chaubo nous livre ses meilleurs éléments de langage sur l’évangélisme. Un « avant/après » sans pareil pour Rodrigue, venu de Crégy-lès-Meaux. « Avant j’étais colérique, très impatient puis j’ai découvert le monde de Jésus, j’ai découvert que j’avais un cœur », confie-t-il. Un basculement, une sorte de thérapie évoquée par plusieurs fidèles.

Et la lumière fut

Cette communication maîtrisée a pris effet dès notre accueil avec les deux fils du pasteur : Jordan et Jérémie. « Des reportages sont faits en caméra cachée. Nous, on est transparents, on vous accueille, pas de soucis pour les caméras. Vous pouvez parler de tout : les fidèles, Jésus, la dîme… » Pas de secret pour la Chapelle de la foi mais un encadrement serré des journalistes. Les deux frères vont même jusqu’à aborder la délicate question des sectes qui pèse parfois sur les églises évangéliques. « Trop de reportages donnent une mauvaise image de l’évangélisme », regrette Jérémie, assis derrière un bureau. Un projet est d’ailleurs en préparation pour restaurer la réputation de cette mouvance religieuse dans le monde. « Nous allons faire un film sur l’évangélisme diffusé sur Netflix,  annonce Jérémie. L’objectif est de raconter la vie de cinq pasteurs à travers le monde, dont Pierre-Yves Chaubo. » Le jeune homme affirme être en contact avec des producteurs à Atlanta. Même Hollywood serait dans le coup. De grands moyens pour éteindre le feu des critiques liées à des affaires d’escroquerie, voire de dérives sectaires. Des comportements qui ne semblent pas concerner la Chapelle de la foi.
Mais Pierre-Yves Chaubo connaît ces dérives et affirme suivre à la lettre les principes bibliques pour s’en prémunir. Il réagit au rapport de la Miviludes.

Depuis 2015, la Chapelle de la foi appartient à une union d’églises affiliée au Conseil national des évangéliques de France (Cnef). Au total, 120 églises sont en relation et se réunissent tous les deux mois pour « débattre des différents problèmes rencontrés, décrit Pierre-Yves Chaubo. Aujourd’hui, il y a beaucoup de difficultés sur les normes sécuritaires, les emplacements… » Lui-même a dû quitter une salle de Trilport (Seine-et-Marne) pour des raisons de sécurité à la suite d’une demande de la mairie. Les unions d’églises permettent de limiter les dérives sectaires. « À partir du moment où vous fréquentez d’autres églises, cela a un pouvoir régulateur en soi », décrit   Étienne Lhermenault, président du Cnef, qui regroupe 70 % des églises évangéliques de France. Une autogestion qui a ses limites dans certaines situations. « Il nous est déjà arrivé d’exclure une communauté très resserrée qui avait des pratiques sectaires. Il y avait une emprise du pasteur sur les membres de l’église, qui contrôlait de nombreux aspects de leur vie. Il y a même eu suspicion d’appel à s’armer et à s’entrainer au tir.» Mais malgré ces comportements à risques, le Cnef n’a pas alerté les pouvoirs publics. « Ce serait le travail d’un tribunal, nous ne pouvons pas faire ce genre de choses », se défend Étienne Lhermenault.

De son côté, Anne Josso, de la Miviludes, rappelle que tout citoyen au courant de tels faits se doit d’alerter les pouvoirs publics pour que la justice s’enclenche.

Le berger et ses ouailles

Retour dans la salle où les fidèles chantent toujours à pleins poumons. Après un retour au calme, le pasteur invite ses fidèles à donner leur offrande. Les plus investis participent même à la dîme. Un impôt de 10 %, non obligatoire, pour financer la vie de l’église. Une file d’attente se forme alors devant une boîte en plastique transparente dans laquelle le public dépose des enveloppes. À l’intérieur, des billets ou des chèques.

De l’autre côté, un des fils du pasteur, Jordan Chaubo, patiente avec un lecteur de carte de crédit. Devant, lui une dizaine de fidèles viennent pour payer. En moyenne, chacun donne 150 euros par mois. Ici, l’argent n’est pas tabou. « Je gagne actuellement 1 300 euros, confie Marie-Laure, 35 ans. Et aujourd’hui je donne 130 euros à l’Église chaque mois. » Même dévotion pour Lӕticia, fidèle à la Chapelle de la foi depuis trois ans : « Pour moi, c’est plus qu’un don. C’est donner au Seigneur ce que lui-même nous a donné, plus que payer. Je pense qu’il faut avoir la révélation de la parole pour comprendre la dîme. » Ces dons d’argent sont pleinement assumés par le pasteur. « La dîme est biblique. On n’oblige pas le fidèle. Cela permet à l’Église de se gérer », insiste Pierre-Yves Chaubo. La dîme remonte à l’Ancien Testament. « Le paysan consacrait un dixième de ses récoltes. Et donc, il y a maintenant l’idée qu’on peut faire la même chose avec son salaire », décrit le théologien Louis Schweitzer.

Impossible en revanche de connaître les sommes collectées à chaque office. Le pasteur reste discret sur les finances de l’Église, qui sont, selon lui, réinvesties dans les prêches, les ateliers pour les jeunes, les réunions de prières, ainsi que les déplacements de pasteurs étrangers.À l’image des Églises évangéliques brésiliennes, Pierre-Yves Chaubo aspire à atteindre des sphères d’influence, dans les mairies, voire dans le gouvernement.


Les ambitions du pasteur sont critiquées par Étienne Lhermenault, président du Cnef : « Je pense qu’une église doit rester prophétique et non pas politique. » D’autres, en revanche, choisissent plutôt d’étendre leur influence directement sur le terrain, en s’offrant aussi une visibilité sur les réseaux sociaux.

Prosélytisme 2.0 : les nouveaux messagers de l’Évangile

Dans les rames de métro ou sur les réseaux sociaux, la parole de Dieu se fait entendre. Reportage avec les prêcheurs des temps modernes.

Il est 10 heures sur les quais de la station Châtelet-les-Halles à Paris. La foule s’empresse de monter dans le RER A. Au milieu de ces va-et-vient, la pasteure Tina Rali et quatre autres fidèles se rassemblent pour « évangéliser ». Pendant une trentaine de minutes, les cinq croyants prient en chœur avant d’entamer deux longues heures de prêche dans le métro parisien. Main dans la main, yeux fermés puis regard levé vers le ciel, un peu à l’écart des passants, les murmures des versets se mélangent au brouhaha des passants.

Depuis deux ans, Tina se retrouve tous les matins de la semaine avec une dizaine d’évangéliques issus de différentes Églises. Le but est simple : se disperser sur plusieurs lignes du métro et répandre la parole de Dieu. L’idée de cette évangélisation dans les transports en commun vient du pasteur C-Maias, fondateur du mouvement « H24 pour Jésus », présent ce jour-là et qui organise ces rendez-vous ponctuels. À Paris, Lyon, Strasbourg, Montréal et Rio de Janeiro, le mouvement - qui se veut « ministère d’évangélisation » et souhaite « proclamer la bonne nouvelle à la Francophonie » - a développé un véritable réseau de fidèles orateurs dans les transports en commun. Pour le pasteur C-Maias, ces prêches « permettent de donner un bol d’air frais » au centre de la frénésie parisienne. 

Cette activité, considérée comme du prosélytisme, est strictement interdite d’après le guide de la laïcité du réseau ferroviaire parisien. Très vite, Tina et C-Maias sont interpellés par deux agents de la RATP qui leur demandent d’arrêter de prêcher au milieu des quais. Quelques minutes plus tard, le pasteur tente de démontrer que leur activité n’a rien d’illégal. Résultat : « Tant que vous ne prêchez pas devant nous, vous pouvez continuer », lâche discrètement l’un des agents.

Jésus dans le métro

Commence alors un véritable marathon. Les croyants marchent d’un pas décidé de station en station, puis accélèrent pour atteindre la rame. Difficile de suivre la cadence. Le choix des lignes de métro et de RER n’a rien d’anodin : « H24 pour Jésus » vise, avant tout, les quartiers les moins favorisés de la capitale. Une fois dans le wagon, chacun prononce son discours à tour de rôle. Bible dans une main, flyer dans l’autre, le prêche peut commencer.

Si la plupart des passants ne réagissent pas aux paroles de ces orateurs, certains vont jusqu’à se joindre à la prière. Les plus curieux tentent de filmer les porte-paroles de Jésus avec leur portable. D’autres passagers acceptent timidement le prospectus que leur tendent les évangéliques. Tina est même interpellée par un musulman qui la remercie pour ses paroles. Certains semblent en revanche agacés par leur prêche.

Il est midi. Le prêche du mardi touche à sa fin. Les cinq évangéliques se quittent à la gare du Nord. La journée n’est pas terminée pour C-Maias, elle se poursuit sur les écrans.

Des prêches en un clic

Avec plus de 33 800 abonnés sur Instagram et 79 700 mentions         « J’aime » sur Facebook, le pasteur d’origine colombienne a également opté pour les réseaux sociaux afin « d’évangéliser ». Encore loin derrière les 20 millions de likes sur Facebook du pasteur américain Joel Osteen, C-Maias publie régulièrement des versets sur ses réseaux.


En France, C-Maias n’est pas le seul à avoir développé le prêche sur Internet. C’est également le cas du pasteur youtubeur Nicolas Salafranque, connu sous le pseudo « Quoi d’neuf pasteur ? ».

Depuis plus d’un an, il partage chaque semaine des vidéos qui visent à expliquer l’Évangile à ses 10 000 abonnés. Foires aux questions (F.A.Q.), vlogs ou encore « Bible challenge », Nicolas Salafranque a su reproduire les codes vidéos des plus grands youtubeurs français. Une seule différence : les thématiques sur sa chaîne Youtube gravitent essentiellement autour de la Bible.

Au deuxième étage d’un grand pavillon à Ozoir-la-Ferrière, en Seine-et-Marne, le pasteur répète minutieusement son texte dans un studio totalement insonorisé. Avec écran vert, équipements à la pointe de la technologie, jeux de lumières, salle de montage vidéo, miroir à LED pour se maquiller. C’est ici que « Quoi d’neuf pasteur ? » prend vie. Un espace professionnel mis à sa disposition par le portail web évangélique TopChrétien, qui compte une vingtaine de salariés.

Parmi eux, certains sont chargés de créer du contenu pour les réseaux sociaux. Nicolas Salafranque n’est d’ailleurs pas l’unique youtubeur employé par le portail évangélique. D’autres chaînes existent : Tchat avec Nath, Du nouveau dans l’air... Avec plus d’un million d’abonnés sur Facebook et plus de 100 000 abonnés sur Instagram, TopChrétien jouit de cette influence pour poursuivre son objectif initial : annoncer l’Évangile sur Internet.

Fondé par Éric Celérier il y a 20 ans, le portail regroupe plusieurs sites Internet : ConnaitreDieu.com , JésusMonAmi.com… Et même Jeveuxmourir.com, pour aider, par le biais de Dieu, les personnes souhaitant mettre fin à leurs jours. Une diversification d’activités, dont la notoriété et le financement proviennent uniquement des fidèles. L’entreprise « vit de la générosité du public », peut-on d’ailleurs lire sur le site Internet. Entre business et foi, il n’y a parfois qu’un pas.


Charisma, le culte de la démesure


Chaque dimanche, près de 4 000 personnes se réunissent dans la megachurch du Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis) pour un culte de trois heures. Fondée en 1989 par le pasteur d’origine portugaise Nuno Pedro, la communauté Charisma est l’une des plus grandes congrégations évangéliques de France. Nous avons assisté à un office.

C’est une zone industrielle comme il en existe partout en France. Mais ici, au Blanc-Mesnil, au milieu des grandes surfaces, règne une activité inhabituelle pour un dimanche. De nombreux groupes de passants convergent vers un hangar d’où s’échappe une musique entraînante. Une dizaine de bus est déjà stationnée devant le portail de Charisma. Pourtant de l’extérieur, rien ne semble indiquer que des cultes ont lieu rue Isaac-Newton. À l’entrée, des femmes vêtues d’un chemisier bleu nous accueillent chaleureusement et nous souhaitent un « bon culte ».

Le show Charisma

Une fois les portes franchies, Charisma ne lésine pas sur les moyens : écrans géants de part et d’autre d’une scène digne d’un plateau de télévision, caméra perchée sur une grue surplombant la foule, guirlandes lumineuses et ballons kitsch, moquette bleue arborant un blason sur lequel figure un lion.

Il est 10 h 15, et l’immense salle est presque pleine à craquer : entre 3 000 et 4 000 personnes sont présentes ce matin-là. Difficile de trouver une place, les sièges sont déjà tous réservés. Les derniers arrivants sont alors envoyés vers des salles annexes, où la cérémonie est retransmise sur des écrans de télévision. Malgré le monde, les novices comme nous ne passent pas inaperçus et sont conduits au plus près de la scène. « Quand vous êtes nouveaux, on vous trouve une place, déclare l’une des fidèles. Mais une fois membre, c’est à vous de vous débrouiller. Certains arrivent même dès 7 heures pour réserver une chaise. »

Un quart d’heure plus tard, le culte commence : montant sur scène, le maître de cérémonie chauffe l’assemblée au micro, accompagné des musiciens et de choristes. En guise d’ouverture, les chœurs entonnent la chanson « Joyeux anniversaire » alors que des bénévoles parcourent la salle en traînant des guirlandes de ballons. S’ensuit près d’une heure de chants dynamiques et répétitifs. La foule danse et l’on se laisse rapidement entraîner dans ce concert aux allures de karaoké. Certains fidèles pleurent, d’autres poussent des cris dans des dialectes incompréhensibles. Une fois les chants terminés, le maître de cérémonie appelle les nouveaux fidèles à se manifester. Nous levons la main. Une bénévole s’approche alors de nous afin de nous remettre un formulaire d’inscription. Au même moment, des urnes en bois circulent dans les allées pour la quête. Comme dans un stade de football, cornes de brumes et sifflets retentissent dans le hangar.

Nuno Pedro entre en scène

La scène est ensuite investie par le pasteur, Nuno Pedro, fondateur de Charisma à la fin des années 1980. Une autre voisine, fidèle depuis 16 ans et d’origine équatorienne, prévient : « Le pasteur est un peu spécial, il est très franc dans ses paroles. Il peut faire peur, mais il ne dit que la vérité. » Le ton est donné. Ce Portugais énergique annonce le thème du prêche du jour : l’identification.

Pendant plus d’une heure, l’élégant quinquagénaire fait preuve de ses talents de showman. Il gesticule, arpente la scène de droite à gauche, descend parfois au milieu du public, remonte s’asseoir dans un canapé tel le présentateur d’une émission de variétés américaine. Tout au long de sa prise de parole, il hurle dans le micro, prodiguant ses conseils d’un ton moralisateur. Les fidèles ponctuent son discours de « Alléluia », « Amen » ou « C’est tout à fait ça ! » et lèvent les mains en direction du pasteur.

Une ville dans la ville

Une fois le prêche terminé, le pasteur disparaît de la scène pour laisser place, une nouvelle fois, au maître de cérémonie. Ce dernier invite les nouveaux fidèles à s’avancer vers la scène pour recevoir le Saint-Esprit et entrer dans la famille Charisma. Une fois de plus, une bénévole s’approche pour nous demander si nous avons déjà reçu la parole de Dieu. Les novices suivent ensuite une femme chargée de leur expliquer le fonctionnement de l’Église, et notamment de leur présenter les cours de fondement afin d’apprendre les bases de la Bible en suivant les méthodes de Charisma. Les bénévoles, des femmes pour l’essentiel, vêtues de bleu constituent alors une véritable haie d’honneur autour d’eux.

À 13 heures, le culte se termine. Nous découvrons alors que Charisma est une véritable petite ville dans la ville avec sa librairie, sa cafétéria, son parking à poussettes, ses cours pour les plus petits, ses ateliers de musique ou de sport. La congrégation dispose même de sa propre radio et de son réseau de bus qui transporte les fidèles depuis les gares RER les plus proches jusqu’à l’église. Une manière de faire en sorte que les membres restent entre eux autant que possible, à l’écart du monde.

Devenir membre de Charisma : un chemin de croix

À la suite du culte, l’un de nos journalistes a entamé le processus d’inscription à Charisma sous une fausse identité. Compte rendu de cette démarche d’entrée dans une nouvelle vie.

Après les trois heures de culte, certains fidèles se dirigent vers une salle annexe. À l’intérieur, plusieurs petits groupes d’une dizaine de personnes se constituent autour des membres de Charisma. Ces réunions permettent aux nouveaux inscrits de faire le point sur leur processus d’intégration. À peine les portes franchies, une femme en bleu s’avance vers moi et m’aiguille vers une table d’inscription. Pour la deuxième fois, je renseigne mes coordonnées. Surtout, on me remet le livre du pasteur Nuno Pedro, 31 jours pour une nouvelle vie. Ce manuel d’environ 130 pages est présenté comme le guide d’entrée dans Charisma.

Une fois équipé pour entamer « ma nouvelle vie », je suis invité à m’inscrire afin de rejoindre un groupe familial (GF). Ces derniers sont de petites Églises dans l’Église, couvrant chacune un regroupement de communes. Il en existe près de 2 000 en région parisienne. Elles se réunissent une semaine sur deux, afin de prier et d’étudier la Bible dans une ambiance annoncée comme « familiale et décontractée ».

Pour pouvoir intégrer officiellement Charisma, la première étape nécessaire est donc d’effectuer ses « 31 jours ». Pendant un mois, le membre en devenir doit lire scrupuleusement un chapitre du manuel par jour. Il faut également s’engager à respecter à la lettre les consignes délivrées par Nuno Pedro. Parmi elles, se rendre dans un GF, renoncer aux mauvaises choses de son passé et surtout, ne manquer la messe du dimanche sous aucun prétexte. « Nous ne devons jamais rester à la maison le dimanche, mais toujours aller à l’église, insiste le pasteur. […] Un jour la désobéissance a pris le dessus, […] je n’avais pas envie d’aller à l’église », confie-t-il. Nuno Pedro raconte alors que le dimanche suivant, de nombreux fidèles sont venus lui dire que son absence les avait attristés. La morale de cette histoire pour nous, lecteurs, c’est que « notre désobéissance a toujours des conséquences au-delà de nous-mêmes ». Ainsi, des coups de téléphone et des SMS me demandant de venir au culte dominical m’ont été adressés chaque semaine. À court de prétexte pour justifier mes absences, j’ai finalement bloqué les numéros en question au bout d’un mois. À aucun moment en revanche on ne me demandera de contribution financière. Au contraire même, on m’assure que rien n’est obligatoire et que, comme dans n’importe quelle Église, le don est libre.

Mes démarches s’arrêtent donc ici mais pour ceux qui choisissent d’aller jusqu’au bout, la route est encore longue. Après les GF, Nuno Pedro invite les recrues à se rendre dans un mouvement des disciples : des groupes d’une vingtaine de personnes se réunissant une fois par mois pour « devenir de plus en plus comme le Seigneur Jésus », comme indiqué dans le manuel. À mi-parcours, il est temps de suivre les cours de fondement, censés apprendre les bases de la Bible. Le guide incite ensuite le lecteur à partager sa foi avec les autres : en clair, à faire de l’évangélisation. Le programme terminé, on n’accède toutefois pas directement au statut de membre. Des « cours de membre » s’imposent ensuite pour faire partie de la famille Charisma.

Anne Josso indique que la Miviludes n’a pas relevé de cas de dérives sectaire et d’emprise spécifiques sur l’Église Charisma. Elle a bien reçu des témoignages concernant des sollicitations financières importantes mais elle rappelle qu’il est compliqué de savoir ce qui relève du choix personnel ou de pressions.


Leeroy, une vie après Charisma

En septembre 2003, Leeroy entre à Charisma lorsqu’un ami l’invite à un culte. Curieux et surtout attiré par la musique et la bonne ambiance, le jeune homme - « un peu naïf à l’époque », reconnaît-il - décide d’intégrer le réseau malgré les avertissements de sa famille. C’est à ce moment-là qu’il « commet l’erreur de faire une croix sur [sa] vie extérieure et [son] entourage ». Il devient un fervent fidèle de l’Église de Nuno Pedro et gravit les échelons, en suivant les cours bibliques payants pour devenir mentor. « Plus tu y vas, plus rapidement tu es repéré par le pasteur », indique Leeroy. Son objectif était clairement de « viser le plus haut ». Et il va y arriver.

Aujourd’hui, Leeroy estime « avoir été abusé spirituellement. Dès que tu entres à Charisma, ils cassent ta manière de penser pour que tu te conformes à la leur et que tu parles comme un vrai disciple de Jésus », admet-il. Mais aussi financièrement. « Si tu ne donnes pas la dîme lors du culte, tu es considéré comme un démon, confie Leeroy. C’est de la pure manipulation. » Le jeune homme aurait ainsi dépensé quelques milliers d’euros. S’il se dit victime, l’ancien membre de Charisma a aussi pleinement « conscience d’avoir embrigadé des gens ».

Il est resté à Charisma jusqu’à ce qu’un accident de voiture le plonge dans le coma en 2008. À son réveil, sa famille et ses amis, à qui il avait pourtant tourné le dos plusieurs années auparavant, sont à son chevet. En revanche, personne de Charisma. Il se remet alors en question. Malgré tout, il reprend le chemin de l’église où il apprend avec stupéfaction qu’il doit recommencer tout son cursus à zéro. Il refuse catégoriquement et quitte Charisma.


S’ensuit une longue période de dépression puis de reconstruction personnelle. C’est à la campagne, dans les Ardennes où il vit depuis 2010, qu’il parvient à reprendre doucement goût à la vie. Cependant, Leeroy reste sur ses gardes car il se sent toujours surveillé sur les réseaux sociaux. « J’ai commencé à faire des vidéos sur Youtube pour dénoncer les sectes et notamment Charisma, indique le jeune homme. J’ai reçu des appels anonymes où l’on me disait de me taire sinon j’aurais des problèmes... Je me suis donc un peu calmé car Charisma a le bras très long. »

Une production des élèves de master 2 de l’École de journalisme de Grenoble (EJDG).


Directeurs de publication

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Jean-Charles FROMENT, directeur de l’IEP de Grenoble

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Illustrations/Graphisme/Développement Web

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Rédaction / Production

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Clotilde DUMAY

Antonin GAUDOT

Raphaëlle GRIFFON

Clément GRILLET

Juliana METHEYER

Pierre MOUNY

Philippine POTENTIER

Rudy PUPIN

Ludovic SÉRÉ

Camille TYROU

Aurélia VALARIÉ


Sous l’encadrement éditorial et graphique de Thibault LEFEVRE et Marion BOUCHARLAT. Merci pour leur aide et leurs conseils.

Jésus te Sauvera
  1. Intro
  2. Chapitre 1
  3. Chapitre 2
  4. Chapitre 3
  5. Chapitre 4
  6. Fin